Publié le 01 avril 2020 par Fabrice Mazoir, mis à jour le 27 décembre 2023
Le grand incendie de 1720
Il était une fois... le grand incendie de Rennes
En 1720, Rennes est frappée par un tragique et gigantesque incendie qui dévore quasiment la moitié nord de la ville. Une catastrophe qui a conduit les urbanistes et les architectes à réaménager totalement le centre-ville en créant de nouvelles places et des monuments, dont le plus symbolique est l’hôtel de ville. Récit d’un drame qui a dessiné la ville d’aujourd’hui.
« Une mer de feu » submerge la ville pendant une semaine
Dans la nuit du 22 au 23 décembre 1720, la ville dort encore quand le feu prend accidentellement dans une échoppe du centre-ville de Rennes. La légende raconte que le feu serait parti de l’arrière-boutique d’un menuisier de la rue Tristin (l’actuelle rue de l’horloge), à la suite d’un abus de boisson et d’une querelle conjugale… Si des questions persistent sur l’origine de l’étincelle, la suite de l’histoire ne fait pas de doute et a marqué la ville au fer rouge : l’incendie se propage très rapidement, de maison en maison et de toit en toit…
Les témoignages et récits de l’époque évoquent « une mer de feu » et un spectacle apocalyptique. La panique est telle que les habitants craignent que toute la ville ne parte en fumée. L’intendant décide même d’abattre des maisons pour créer des pare-feux et limiter la propagation des flammes. L’incendie va durer une semaine. Il faudra l’intervention céleste de la pluie bretonne, à partir du 29 décembre, pour qu’il soit enfin maîtrisé, le 30 décembre.
La catastrophe intervient à la veille de Noël et son ampleur s’explique justement par ce contexte hivernal. « Plusieurs facteurs expliquent la propagation de l’incendie » explique Gilles Brohan animateur de l’architecture et du patrimoine à l’Office de tourisme. « La configuration de la ville, héritage du plan médiéval avec des rues tortueuses, étroites, des maisons en bois construites de manière très rapprochée avec pour certaines un encorbellement. Des avancées au niveau des toits qui ont sans doute facilité le passage du feu. Le contexte hivernal, celui des cycles et des jours, fait qu’on a stocké depuis la fin de l’été des réserves pour passer l’hiver : les greniers sont remplis de bois de chauffage, des fagots ou des bûches, des denrées alimentaires comme du foin pour les chevaux et le bétail. Autant de matériaux qui vont constituer un combustible en grande quantité ».
Presque la moitié de la ville haute part en fumée
Côté bilan, c’est la catastrophe : une bonne partie de la ville est partie en fumée. « 945 habitations sont détruites ce qui représente 45% de la surface bâtie, presque la moitié de la ville haute (située au nord de la Vilaine) » raconte Gilles Brohan « Le bilan est extrêmement lourd, on estime que 8000 Rennais se retrouvent sans logis du jour au lendemain ». 33 rues sont détruites, en partie, ou totalement. C’est le chaos et de nombreux habitants ont tout perdu. Seule bonne nouvelle : le nombre de victimes est limité, les historiens s’accordent pour dire que seule une dizaine de personnes a péri pendant la première nuit.
Certains monuments ont tout de même été épargnés, le feu s’est ainsi arrêté par miracle devant le Parlement de Bretagne et le palais est heureusement préservé. En haut de la rue Le Bastard, l’hôtel de Robien est encore debout alors que tout le reste de la rue est en cendres. Le célèbre beffroi Saint-James de la Place du Champ-Jacquet n’a pas eu cette chance. Il est tombé et avec lui « la Grosse Françoise », la cloche qui sonnait tellement fort qu’on disait qu’elle faisait avorter les femmes. C’était le monument le plus visité par les touristes qui venaient admirer son horloge à automate.
Toute la ville est à reconstruire d’urgence, c’est le début d’un casse-tête incroyable et d’une reconstruction pleine de rebondissements qui va durer de 1724 à 1760. Un nouveau chapitre s’ouvre alors pour Rennes.
L’incendie raconté par le poète-slameur Elvi
Le casse-tête de la reconstruction
La reconstruction commence par des procédures à n’en plus finir, tout le monde n’est pas d’accord sur le futur plan de la ville. Entre l’évacuation des décombres, le recensement du bâti et la récupération des matériaux, le chantier s’annonce pharaonique. Très vite, le conseil du Roi décide d’envoyer ses ingénieurs pour épauler les autorités locales. Isaac Robelin, directeur des fortifications de Bretagne, est le premier à s’y coller. « C’est un militaire qui a des atouts pour apporter des réponses à une situation de crise » rappelle Gilles Brohan. « Mais très vite son côté autoritaire va se heurter au maire Rallier du Baty et à ses conseillers ». Ça frotte aussi avec le Parlement car le plan qu’il propose est radical : il veut aller plus loin que la zone incendiée pour désenclaver la partie sud de la ville. Car si la Vilaine a formé une barrière naturelle contre les flammes, les quartiers sud restent insalubres et sujets aux inondations.
Guidé par l’esprit rationnel des Lumières, Robelin propose de rééquilibrer la ville en installant des lieux de pouvoir de l’autre côté du fleuve. Un projet urbanistique assez visionnaire pour lequel il envisage d’installer le nouveau présidial en vis-à-vis du Parlement, au niveau de l’actuelle esplanade Charles-de-Gaulle afin de créer des perspectives en reliant des quartiers. Si son projet est plutôt bien vu, le coût paraît énorme. Le maire met son veto et écrit au Roi en disant que « par son intransigeance, il a rallumé un incendie encore plus dévastateur ».
Ça chauffe donc et déjà à l’époque confier la gestion de l’après-incendie à un militaire crée quelques frictions. Robelin est donc invité à aller voir ailleurs…
L’architecte du Roi est dans la place…
Pour calmer le jeu, le pouvoir royal envoie son architecte : Jacques Gabriel. Quand il arrive en ville, il abandonne d’emblée l’idée de reconstruire le côté sud et se concentre sur la partie directement touchée par l’incendie. Plus diplomate que son prédécesseur, il sait mettre les formes. La ville est aussi flattée d’avoir l’architecte du roi à son chevet. « Au-delà des biens matériels que le roi pourvoit, c’est une reconnaissance symbolique de la peine des Rennais » estime Gilles Brohan.
Gabriel va concevoir son plan autour de deux places : il commence symboliquement par la Place du Parlement. Un bâtiment qui, selon lui, n’a pas la mise en valeur qu’il mérite. « Jusqu’à l’incendie, il existait un petit placis, et on devinait la haute silhouette de pierre du Parlement au cœur d’une ville de bois » détaille Gilles Brohan. « Il commence par là aussi pour réaffirmer le pouvoir royal en se servant de la place comme un écrin pour la statue équestre de Louis XIV, initialement prévue pour Nantes ».
Pour la Place du Parlement, Gabriel s’inspire de la Place Vendôme
Il imagine ainsi une place royale, ordonnancée et calquée sur la Place Vendôme de Paris et inspirée du style de Jules Hardouin-Mansart : « Une grande place typique de l’urbanisme des Lumières. L’analogie se voit dans le choix des matériaux avec du granit et des arcades au rez-de-chaussée et une pierre calcaire pour distinguer les étages supérieurs. On voit l’œil de l’architecte qui joue sur le rappel des matériaux utilisés sur la façade plus ancienne du Parlement pour conserver une continuité de style malgré le siècle d’intervalle ».
Juste à côté, il crée ce qu’on appelle la Place neuve, l’actuelle place de la mairie et va ouvrir complètement le centre-ville. « Pour les Rennais de l’époque, c’est une révolution. On change la physionomie de la ville par les matériaux employés et surtout avec l’ouverture de la ville. Le nouveau plan orthogonal, avec des îlots qui se coupent à angle droit, forme une ville rationnelle qui tranche avec l’imbrication médiévale ».
Sur cette place neuve, le projet urbain prévoit des bâtiments publics, un héritage de la Renaissance elle-même inspirée de l’Antiquité. Avec de grandes places centrales, l’architecte s’inspire du forum romain ou de l’agora grecque antiques, il imagine également des placettes intermédiaires entre les quartiers épargnés par le feu et la ville nouvelle qui participent de l’art de vivre à la rennaise encore aujourd’hui. L’incendie devient finalement une opportunité de transformer la ville et la faire changer d’époque.
L’esprit des Lumières souffle sur la nouvelle Rennes
La Rennes de l’après-incendie est à peu de chose près celle qu’on connaît aujourd’hui. Avec les nouvelles places, Gabriel fait entrer l’esprit des Lumières dans la ville. Ces aménagements sont pensés pour des cérémonies, mais aussi pour des spectacles et des moments festifs, de rassemblement et de cohésion.
« Là où Gabriel est habile, c’est dans le couturage entre les anciens quartiers et la ville moderne qu’il fait reconstruire » observe l’animateur du patrimoine. « En plus des deux grandes places centrales, il réalise ainsi des placettes qui participent au plaisir de vivre à Rennes. Une vision urbaine destinée à créer du lien, des espaces de rencontres qui permettent aussi qu’au niveau architectural la rupture soit la plus douce possible. On passe du bois à la pierre sans s’en rendre compte… »
L’architecte transige aussi sur les matériaux autorisés. Plus question d’imposer des murs de façades en pierre. Gabriel se rend bien compte que ce n’est pas tenable : il n’y a que trois maçons à Rennes contre une flopée d’escaliéteurs. Des charpentiers-menuisiers qui ont l’habitude de travailler le bois abondant pour la construction locale. Il tolère donc finalement le bois sur les cours et dans les coursives. Ce qui permet à tout un corps de métiers de participer à la reconstruction de la ville après avoir vu disparaître leur œuvre sous leurs yeux. Quand la ville achève sa reconstruction, une quarantaine de maçons est installée à Rennes. Suite à l’incendie, les modes de construction changent donc radicalement et vont continuer au XIXème à privilégier la pierre.
L’hôtel de ville, symbole d’une ville qui renaît de ses cendres
Le monument symbole de la reconstruction est l’hôtel de ville de Rennes. Une des doléances exprimées par la communauté de ville est que l’architecte imagine une tour de l’horloge pour remplacer l’ancien beffroi parti en fumée. Plutôt que de le construire en plein milieu de la place sur les modèles de ceux du nord de la France, Gabriel l’intègre au nouvel hôtel de ville qu’il implante à l’ouest de la place.
Face à ce nouvel édifice, il imagine la construction de l’hôtel du commandant en chef. Un bâtiment qui n’est finalement jamais sorti de terre. Un siècle plus tard c’est l’Opéra qui y sera édifié. Ses courbes épouseront celles de l’hôtel de ville dont la première pierre est posée en 1734. C’est un bâtiment original, 3 en 1 : deux pavillons symétriques encadrent la tour de l’horloge. A droite, le présidial (le siège de la Sénéchaussée, équivalent du tribunal d’Instance), à gauche la mairie. « La niche au milieu est destinée à abriter la statue de Louis XV » explique Gilles Brohan. « Le roi représente l’autorité, avec à ses côtés les deux formes de pouvoir local : le pouvoir municipal d’un côté et le pouvoir judiciaire de l’autre ».
Une symbolique classique mais dans une forme qui l’est beaucoup moins. La forme de bulbe qui coiffe le Beffroi adopte les codes baroques du XVIIIème siècle encore peu présents en France et encore moins en Bretagne. Le chantier est long, très long, le bâtiment est terminé en 1762, mais les travaux intérieurs se poursuivront jusqu’au XXème siècle ! Mais ça valait le coup d’attendre… au XVIIIème siècle l’hôtel de ville de Rennes avec son bulbe figure dans les traités d’architecture parmi les plus remarquables hôtels de ville de France.
« Avec ses ailes en clavecin qui relient la tour de l’Horloge aux deux pavillons de chaque extrémité, le regard est conduit naturellement vers la niche de la partie centrale. Le bâtiment est conçu comme un décor qui met en scène le côté ouest de la place ». La forme du monument est directement inspirée de l’Institut de France situé face au Louvre à Paris : le Collège des Quatre nations qui abrite notamment l’Académie française et l’Académie des sciences. Le nouvel édifice public est donc à la hauteur des prérogatives de Rennes. Le tour de force de l’architecte réside surtout dans la partie centrale dont les ailes incurvées amortissent le raccrochement à la tour de l’horloge. C’est encore une fois de la haute-couture signée de l’architecte du Roi.
« A Rennes, rien ne prend, sauf le feu »
Seuls des accidents comme l’incendie donnent l’opportunité de refaire à ce point un plan de ville. Le feu a tout de même laissé des traces profondes et ancré des peurs. Après 1720, les niches à la Vierge se multiplient sur les façades des immeubles pour se protéger de nouveaux incendies. Au Thabor, on créé l’étang de l’enfer pour avoir une réserve d’eau sur le point le plus haut de la ville. Partout on creuse des puits, on s’arme de seaux qui avaient cruellement manqué pendant la nuit tragique de 1720. Un corps de sapeurs-pompiers volontaires est même mis en place.
« La copropriété est née à Rennes » suite à l’incendie
La mémoire de l’incendie traverse les générations à travers des gwerz, les chants bretons traditionnels qu’on raconte à la veillée. Le dicton populaire « A Rennes rien ne prend sauf le feu » fait long feu, il sera même repris par Monseigneur Brossays Saint-Marc un siècle plus tard. Comme toute catastrophe l’appropriation populaire permet de se libérer du traumatisme. Mais le feu a aussi modifié la société rennaise en profondeur. La copropriété va s’y développer, ainsi qu’une mixité sociale plus forte qu’auparavant.
« La copropriété est née à Rennes à la suite de l’incendie et avec la reconstruction. On est passé d’un habitat privé individuel à des bâtiments collectifs où on va loger plus de personnes. Les propriétaires ont été forcés de se regrouper pour concevoir une ville moderne. ».
Un tournant et une histoire de résilience
La reconstruction a mixé les populations à grande échelle, comme jamais vu auparavant. La densification du centre s’accompagne en effet d’un paradoxe : on gagne de la surface publique avec les places, mais on crée 550 logements de plus en faisant des immeubles plus hauts que les maisons à pans-de-bois. Les matériaux et le plan des immeubles permettent une élévation supplémentaire indispensable pour reloger les sinistrés. Toute l’habileté de l’architecte consiste à jouer sur la topographie et harmoniser la hauteur des immeubles, jusqu’au lit de la Vilaine.
Au-delà de sa dimension tragique, l’incendie de Rennes a donc redistribué les cartes à tous les niveaux : au niveau architectural, avec de nouveaux bâtiments, de nouveaux matériaux et de nouvelles places pour se rencontrer ; au niveau sociétal, l’urgence immobilière a poussé les propriétaires à s’allier pour pouvoir rester dans le centre-ville, elle a mixé aussi un peu plus les populations. 1720 est un tournant pour la ville, une histoire de résilience qui montre que les drames sont aussi des opportunités pour changer d’époque et de modèle.
Cet épisode de l’histoire rennaise a laissé une autre trace, plus poétique, pour se souvenir du drame. Place de Coëtquen, là où le feu s’est arrêté à proximité du Parlement, une fontaine a pris place en 1993. Une œuvre du plasticien italien Claudio Parmiggiani, une tête de muse endormie posée sur l’onde. La sculpture représente Hygie, déesse grecque de la santé et de l’hygiène, reposant sur l’eau, le seul remède qui vaille face au feu…