Publié le 28 avril 2025 par Fabrice Mazoir

Interview de Jean-Marie Gallais, commissaire de l’exposition « les Yeux dans les Yeux »

« Dans la vie comme dans l’art, l’émotion se lit sur les visages »

Jean-Marie Gallais, Conservateur auprès de la Collection Pinault et commissaire de l'exposition "les yeux dans les yeux".
Jean-Marie Gallais, Conservateur auprès de la Collection Pinault et commissaire de l'exposition "les yeux dans les yeux".

Pour sa nouvelle exposition au Couvent des Jacobins de Rennes, la Collection Pinault a choisi d’aborder le thème du portrait et du regard. Une manière de rendre l’art contemporain accessible et de susciter des émotions « les yeux dans les yeux ». Explications avec Jean-Marie Gallais, Conservateur auprès de la Collection Pinault et commissaire de l’exposition.

Pourquoi ce choix du thème du portrait pour une exposition d’art contemporain ?

Il n’y a pas de prérequis pour regarder un portrait : on se connecte à une personne, à nos semblables et à la manière dont ils sont représentés. Une peinture religieuse ou mythologique dans un musée peut provoquer une émotion très forte, mais on a souvent besoin de connaître les ressorts de l’histoire derrière l’œuvre. Dans un portrait, on peut aisément choisir de se passer d’explication, il transmet quelque chose d’universel, l’artiste parle d’une personne à travers un visage, une attitude, une expression. C’est une porte d’entrée fascinante dans l’art, et cela représente une part importante des œuvres de la Collection Pinault.

L’histoire du portrait est très longue, mais ce sont les XIXe et XXème siècles qui l’ont révolutionnée, à travers notamment l’invention de la photographie. Il y a d’ailleurs beaucoup de photographies dans l’exposition. Le portrait nous interroge directement : comment l’image de soi et l’image des autres a été transformée avec les médias et les réseaux sociaux… L’art contemporain traite aussi de ces problématiques et c’était assez passionnant d’envisager une exposition à partir de ce thème.

Portrait de Meryl Streep par la photographe américaine Annie Leibovitz. Oeuvre de la Pinault Collection exposée à Rennes pendant l'été 2025.
Annie Leibovitz Meryl Streep, New York City, 1981 Pinault Collection

Le portrait permet ainsi d’aborder des questions de société actuelles ?

C’est ce que souhaite montrer François Pinault : l’art de son temps. Comment des artistes d’aujourd’hui s’emparent de ces sujets. Les artistes ne vivent pas dans un monde clos, ce n’est pas de l’art pour l’art. Un portrait montre une réalité du monde et parle de certains faits de société, d’histoires : le rapport au genre, la question du corps qui peut se transformer dans un monde post-humain, nos interactions sociales plus distantes et virtuelles… C’est ce que raconte l’exposition à travers ses six chapitres : « jouer avec le genre du portrait », « apparaître ou disparaître », « impossibles portraits », « masques et peaux », « portraits intimes » et « de l’intimité à l’éternité ».

Le sujet est très ouvert, certains artistes tirent des portraits psychologiques en travaillant sur l’idée de la disparition, du masque, sur la difficulté à saisir une identité fuyante. Et si beaucoup d’œuvres représentent des visages, on aura aussi des surprises qui nous emmènent vers des zones moins confortables. C’est ce qui est intéressant avec l’art contemporain, il nous invite à regarder les choses autrement.

Portrait de Brad Pitt par la photographe américaine Annie Leibovitz, oeuvre de la Collection Pinault exposée à Rennes pendant l'été 2025
Annie Leibovitz Brad Pitt, Las Vegas, Nevada, 1994 Pinault Collection

Certaines photographies exposées font référence à la peinture, des peintures contemporaines font aussi des clins d’oeil à la photographie, comment expliquer ce jeu entre les deux ?

À la fin du XIXème siècle, la photographie est venue concurrencer la peinture, on pensait même qu’il n’y aurait plus besoin d’artistes puisqu’on pouvait faire son portrait soi-même chez le photographe. Auparavant, le portrait était quelque chose de plus élitiste :  il fallait commander une peinture chez un portraitiste, prendre la pose… La photo a finalement révolutionné et démocratisé la pratique du portrait. Même si cela est loin dernière nous, il y a toujours eu une compétition entre les deux.

Aujourd’hui ce n’est plus pour remplacer l’un ou l’autre, puisqu’on voit que ces deux médiums sont fondamentaux dans la culture visuelle du XXème siècle. À ce titre c’est passionnant de regarder comment la photographe américaine Annie Leibovitz, avec sa culture artistique, finit par faire des portraits qui évoquent Magritte ou Velasquez, mais avec les idoles et personnalités d’aujourd’hui comme Brad Pitt ou Meryl Streep. Ça nous parle des icônes et du statut de la star. Les peintres quant à eux veulent parfois montrer que dans la peinture il y a quelque chose qui dépasse la réalité, l’imitation, et qui nous emmène vers l’imaginaire, la fiction, un espace où tout est permis. C’est intéressant de voir ces croisements dans l’exposition.

Comme à chaque exposition au Couvent des Jacobins, beaucoup d’œuvres n’ont encore jamais été montrées au public ?

Absolument, la moitié des œuvres n’a encore jamais été exposée par Pinault Collection et on pourra donc les découvrir à Rennes pour la première fois. Par exemple, on peut voir pour la première fois une œuvre de Jean-Michel Basquiat, mais aussi le travail d’artistes moins connus comme le sénégalais Arébénor Bassene, le roumain Victor Man ou le jeune français Camille Blatrix. C’est aussi une occasion pour découvrir l’œuvre de l’artiste d’origine haïtienne Andy Robert – qui aura simultanément une œuvre au Centre Pompidou-Metz cet été – ou encore Sanya Kantarovsky, peintre figuratif russe montré pour la première fois par Pinault Collection. Tous ont été rarement vus en France jusqu’ici.

Xinyi Cheng, Red Bonnet, 2000, Pinault Collection © Xinyi Cheng
Xinyi Cheng, Red Bonnet, 2000, Pinault Collection © Xinyi Cheng

On est aujourd’hui submergés d’images et de selfies, l’exposition est une invitation à prendre le temps de regarder l’autre, « les yeux dans les yeux ? »

Exactement, la question du regard est essentielle dans le portrait. Il y a plusieurs sens de lectures dans le titre « les yeux dans les yeux » : échange de regards entre le modèle et l’artiste, entre le personnage du tableau et nous. Entre deux tableaux accrochés dans une exposition, il y a également des jeux de regards, comme si nous n’étions pas là ! Ce titre a aussi une dimension sentimentale, il invite l’émotion. C’est ce que souhaite le collectionneur qu’est François Pinault : partager l’émotion qu’il a eue devant des œuvres. Le portrait a peut-être quelque chose d’encore plus accessible que d’autres formes, car dans la vie comme dans l’art, l’émotion se lit sur les visages.

Cela fait du bien de montrer la puissance de l’émotion qui passe dans ces yeux et comment les artistes s’en emparent par la peinture et la photographie. Cela nous relie à ce qui se passe avec la Joconde au Louvre : tout le monde connaît aujourd’hui Mona Lisa, mais ce qu’on voit n’est pas son vrai visage : c’est l’œuvre de Léonard de Vinci, devenue une icône. Le portrait permet finalement de suspendre le temps, d’où le nom donné à la dernière section : «  de l’intimité à l’éternité ».


Informations pratiques sur l’exposition

  • Exposition “les yeux dans les yeux” du samedi 14 juin au dimanche 14 septembre 2025 au Couvent des Jacobins, 20 place Sainte-Anne, 35000 Rennes.
  • Horaires : du mardi au dimanche de 10h à 19h (dernière entrée 18h). Nocturne le mercredi jusqu’à 22h (dernière entrée 21h).
  • Tarifs : Billet unique pour les deux expositions « Les Yeux dans les yeux » (Couvent des Jacobins) et Claire Tabouret « Entre la mémoire et l’oubli » (Musée des beaux-arts – Quai Zola). Plein tarif 12€ / tarif réduit 7€ / gratuit pour les moins de 26 ans, les titulaires de la carte Sortir!, les bénéficiaires des minima sociaux et les personnes en situation de handicap.
  • Réservations, billetterie en ligne et informations pratiques sur www.exposition-pinault-rennes.com
Tourisme éco-responsable